Quand l’allaitement (long) se termine

Quand l’allaitement (long) se termine

Extrait de Allaiter plus longtemps, éditions Jouvence.

Quand on s’engage sur le chemin de l’allaitement long, on se pose évidemment la question du sevrage (au sens de l’arrêt définitif des tétées), de quand et comment il se produira.
Peut-il être autre chose que le cataclysme, la perte, la frustration, l’arrachement, le deuil… décrits par la littérature psychanalytique (je pense notamment à ce qu’écrit Melanie Klein sur le sujet) ?
Peut-il être un détachement progressif et sans heurts, où l’enfant abandonne le sein quand il n’en a plus besoin ?
L’un des rares psys qui soient sans réserve pour l’allaitement long, Alexander Lowen, le père de la bioénergie, le pense : « La difficulté, là encore, consiste à définir le “normal”. Dans une civilisation qui renonce à l’allaitement naturel ou qui se limite aux trois, six, neuf premiers mois, le développement “normal” d’un enfant passe en effet par toutes les phases dont nous venons de parler : frustration – colère – perte. Mais les nourrissons qui ont accès au sein maternel au gré de leurs besoins et aussi longtemps qu’ils le désirent, ceux-là ne passent pas par ce stade de “rapacité insatiable, fantasmes destructeurs, pulsions d’agressivité” dirigées contre cette source de plaisir. Si l’enfant l’a à sa disposition pendant environ trois ans, ce qui est à mon avis le temps requis pour combler ses besoins fondamentaux, le sevrage ne provoque alors guère de traumatisme puisque la perte de ce plaisir est contrebalancée par les nombreux autres plaisirs que l’enfant découvre à ce moment-là. » [1]

Il y a sevrage et sevrage

Allaiter longtemps n’est pas nécessairement synonyme de sevrage en douceur. On connaît des peuples où certes on allaitait longtemps, mais où le sevrage, conçu comme un rite de passage, était particulièrement brutal. Il y a quelques années, dans une émission de radio sur France-Culture, j’ai entendu dire que les modalités de sevrage pouvaient être très différentes d’une ethnie africaine à une autre. Dans les sociétés plutôt guerrières, on ne revenait pas dessus, même si l’enfant pleurait. Chez les Woloffs, par exemple, l’enfant était emmené « un beau matin » par le père chez quelqu’un d’autre, dans un village voisin, où on lui donnait de la nourriture, du pain. Dans d’autres ethnies au contraire (qui pouvaient être très proches géographiquement des premières), le sevrage était plus progressif. Si l’enfant était trop triste, la mère pouvait revenir sur sa décision et lui redonner le sein pendant quelques semaines, voire quelques mois.
On ne sait si c’est le sevrage brutal qui engendre une société guerrière, ou la société qui volontairement endurcit ses futurs guerriers par un arrachage brutal du sein maternel, puis, plus tard, par une initiation souvent traumatisante. Ce qu’on sait en tout cas, c’est qu’il y a bien assez de guerriers comme ça dans le monde actuel…
Dans son ouvrage Le monde jusqu’à hier [2], l’anthropologue Jared Diamond raconte : « Les enfants !kung quand on les sèvre sont malheureux et ont des accès de colère. Les !Kung qui survivent jusqu’à un âge avancé considèrent encore, soixante-dix ans plus tard, le sevrage comme une expérience douloureuse […] Si le sevrage dans les sociétés traditionnelles est plus tardif que chez les Américains modernes, les schémas spécifiques varient selon les sociétés. Les enfants des Pygmées Bofi et Aka, par exemple, connaissent un sevrage progressif et non brutal, les colères sont rares, et ce sevrage lui-même est souvent à l’initiative de l’enfant et non de la mère. »

Sevrage « naturel » ?

De même que les enfants commencent à marcher, à parler, à être propres, à des âges différents, ils peuvent se sevrer « naturellement » à des âges très différents (et même avant que leur mère ne soit elle-même prête au sevrage !) et à des rythmes très différents.
Tant qu’on ne l’a pas vécu, il est très difficile de « croire » au sevrage naturel. Quand on voit son petit téter avec avidité plusieurs fois par jour, comment imaginer qu’il puisse de lui-même, un jour, abandonner ce plaisir ?
Dans une société où l’on n’imagine pas de laisser l’enfant grandir à son rythme, où l’on se croit obligé de lui apprendre à dormir, de lui apprendre à parler, de lui apprendre à marcher, de lui apprendre la propreté, comment imaginer lui laisser l’initiative du sevrage ?

Cela dit, le sevrage naturel ne signifie pas que la mère nie ses propres besoins et limites, et ne fait rien pour influencer le cours du processus. On a pu décrire le sevrage naturel comme une danse complexe entre mère et enfant. Parfois l’enfant mène la danse, parfois c’est la mère, et parfois ils bougent en parfaite harmonie. Souvent, le sevrage naturel combine les suggestions de la mère pour des étapes dans le sevrage et le fait que l’enfant soit prêt à les accepter.

Envisager un sevrage naturel, c’est certes se lancer dans une aventure dont on ne sait ni quand ni comment elle se terminera. Ce qui peut être déstabilisant, voire angoissant. Mais c’est offrir à son enfant le cadeau magnifique d’une relation d’allaitement pleinement achevée, et en retirer soi-même un sentiment d’accomplissement ô combien précieux.

Il arrive que la fin de l’allaitement se passe tellement en douceur qu’on ne s’aperçoit pas que c’était « la dernière tétée ».
L’enfant ne tète plus que quelques minutes une fois par jour. Puis, certains jours, il oublie. Puis plusieurs jours se passent sans tétée. Et un beau jour, la mère se dit : « Mais depuis quand n’a-t-il pas tété ? » et : « Mais alors, c’était quand, la dernière tétée ? »
Titia le décrit fort bien : « L’allaitement est parti comme une brume qui se lève tout doucement, dont on ne sait pas si elle est tout à fait partie ou non. Tiens, on la voit encore au loin… et puis, non, c’est parti, le paysage même au loin se voit clairement. Mais depuis quand précisément ? »

Annie dit comment cela s’est passé pour elle et son garçon : « Eh bien, je pense que j’ai (oui, finalement !) terminé d’allaiter. SuperGarçon n’a pas tété depuis quatre jours. À ce stade, même s’il demandait à téter, je ne pense pas qu’il rechignerait si je refusais. Si c’était le cas, je l’allaiterais peut-être une fois de plus, juste pour lui dire “une dernière fois”. Mais ce serait fini. Je le déclare ainsi. C’est drôle comme quelque chose qui a occupé une si grande place dans nos vies s’est estompé juste comme ça. Sans tambours ni trompettes. Sans drame. Sans larmes d’adieu. C’est comme si l’allaitement avait simplement mis son chapeau et avait disparu dans le soleil couchant. » Elle ajoute : « L’allaitement leur appartenait à eux plus qu’à moi. Oui, c’est mon corps, mais c’était le leur aussi. Il fut leur première maison. Il les a créés, fait grandir, abrités, mis au monde et nourris une fois qu’ils y ont été. La tétée a été une partie si intégrante de leur vie à partir de leur premier jour, que de les sevrer doucement, majoritairement à leur rythme, faisait tout simplement sens. J’ai aimé l’idée de laisser cet attachement se dissoudre lentement, avec juste assez d’aide pour que ça se passe sans traumatisme inutile. Ça a fonctionné pour nous. » [3]

Une autre mère raconte : « Les réunions LLL ont peu à peu repoussé la limite que je m’étais donnée, jusqu’à concevoir un sevrage naturel. J’ai rencontré à une des réunions une maman allaitant un enfant de 6 ans. Ma limite avait été pulvérisée ! C’est la plus belle chance de ma vie de maman que vous m’avez donnée. Mon petit garçon a eu 4 ans il y a deux mois, et il m’a dit, quelques jours après, qu’il n’avait plus besoin de téter. Si vous l’aviez vu téter durant ces quatre années, jamais on n’aurait pu penser qu’il pourrait s’arrêter comme cela, du jour au lendemain ! Je suis impressionnée par cette petite personne. Et je comprends aujourd’hui pleinement le sens du mot sevrer : en avoir eu assez. Il en a eu assez, j’en ai eu assez. Nous nous sommes sevrés tous les deux, et nous sommes prêts pour la suite. »

Et Marion : « Quand j’ai eu mon fils, je pensais l’allaiter au moins au début, avant de reprendre le travail, si j’y arrivais. Il a aujourd’hui 4 ans ½ et a arrêté de téter il y a un mois. Je ne connais personne dans mon entourage qui ait allaité si longtemps, mais cela fait environ deux ans que j’ai pris la décision que cela s’arrêterait quand ce serait le moment pour lui et moi. Quelque part entre 2 et 6 ans, m’étais-je dit. Je suis profondément heureuse de cette expérience, d’avoir pu respecter nos besoins et d’avoir connu cet incroyable moment où mon fils m’a annoncé avec calme et assurance : “Maman, maintenant je vais arrêter de téter.” » [4]

Dans certains cas, la « dernière tétée » est l’occasion d’un petit rituel, d’une « fête du sevrage ». Pour Julia, qui a tété jusqu’à ses 6 ans, sa maman a organisé une « fête du tété », comme l’a appelée Julia : « J’avais invité plusieurs amies à venir en famille. Les enfants ont joué dans le jardin, les adultes ont discuté à table ou sur l’herbe. À un moment de l’après-midi, j’ai proposé à chacun de choisir un petit ruban et d’y écrire un mot concernant la raison de cette fête. Puis, nous sommes tous allés accrocher les rubans à l’arbre de Julia. C’était très beau. »

Il arrive que l’enfant (parfois aidé par les parents…) fixe une date pour la dernière tétée… quitte à la repousser au dernier moment. Ainsi Lisa qui, la veille de ses 4 ans, avait dit : « C’est la dernière fois que j’ai les nénés », et les a pourtant réclamés dès le lendemain matin. À sa mère qui lui rappelait ce qu’elle avait dit la veille au soir, elle répliqua : “Oh, je plaisantais !” Et elle continua encore à téter pendant presque un an. Sa mère raconte : « Alors qu’elle approchait des 5 ans, je réalisai qu’elle n’avait pas tété depuis deux jours. Le matin, je lui dis : “Tu n’as pas eu les nénés depuis deux jours, tu veux téter maintenant ?” Elle arrangea ses poupées sur la table et dit : “Hum… pas maintenant, peut-être plus tard.” Il n’y eut pas de plus tard. Lisa s’était sevrée. J’ai aimé que notre relation d’allaitement se termine ainsi, progressivement, avec bonheur et avec une impression d’accomplissement. Aujourd’hui, je peux dire avec confiance que même si l’on ne fait rien pour l’encourager, l’enfant se sèvrera. Il passera l’âge de la tétée, comme il a passé l’âge des siestes et des habits de bébé. »

La psychologue Alexandra Deprez parle à ce sujet de « partenariat corrigé quant au but » [5], un stade de développement de l’enfant qui s’élabore vers l’âge de 3/4 ans : l’enfant se désintéresse progressivement du sein, avec un retour possible en cas de besoin (stress, maladie…) [6]. Dorian qui, à 4 ans, avait dit à sa mère : « Maman, j’ai assez tété pour toute la vie, mais je garderai une option d’urgence ! », a demandé deux mois plus tard, lors d’une forte fièvre, à utiliser l’“option d’urgence”. Ce fut sa dernière tétée.

Même si la plupart des « sevrages naturels » se passent en douceur, on en connaît aussi de brutaux : l’enfant décide un beau jour que téter, c’est fini, alors qu’il tétait encore plusieurs fois par jour la veille. Dans ces cas, la mère peut être prise de court, car elle n’était pas encore prête au sevrage. Et son corps aura besoin d’un certain temps pour se « réajuster », après parfois plusieurs années de lactation.

Sevrage à l’initiative de la mère

On peut aussi ne pas vouloir aller jusqu’au sevrage « naturel ». Comment sèvre-t-on un « relativement » grand, si ce n’est pas à son initiative ?

Voici comment s’y est prise Ariane avec son fils définitivement sevré à 15 mois ½ : « Ce qui nous a aidés, c’est que mon mari a pris le relais pour détourner certaines tétées. D’abord, j’ai arrêté de proposer, je l’occupais avec des jeux quand il voulait téter en journée. Tout en gardant les tétées du matin, de la sieste du matin, du déjeuner, du goûter, et du coucher. Passage donc à cinq tétées, très facile en fait. Puis suppression d’une tétée par 2-3 semaines, en commençant par celle de la sieste du matin.  Puis celle du goûter. Puis celle du déjeuner. Pour supprimer celle du soir, c’était hard, donc il a fallu du relais. Celle du matin, je l’ai gardée pendant plusieurs semaines, puis un jour sur deux, puis un sur trois, puis stop. En tout, pour passer d’un allaitement à la demande à un sevrage total, cela a pris deux mois et demi. »

Voici les stratégies que suggère LLL pour sevrer un enfant de 12 mois et plus :
– ne pas offrir, ne pas refuser,
– offrir régulièrement des repas, collations et boissons,
– garder l’enfant occupé,
– changer la routine quotidienne,
– impliquer l’autre parent,
– offrir des substitutions et des distractions,
– adapter son approche à la personnalité de l’enfant,
– retarder la tétée,
– raccourcir la durée des tétées, voire les minuter (« OK, tu tètes, mais je compte jusqu’à 10, puis tu arrêtes »),
– négocier avec l’enfant (« on ne tète plus que le soir au coucher »… ou « le matin au réveil »).

Une mère explique : « Quand il demande à téter, c’est souvent qu’il a faim ; du coup, je dis OK, je te donnerai la tétée quand tu auras mangé et bu, et en général, il a oublié. Ou bien je lui propose de jouer à la place, et j’oublie sciemment qu’il m’avait demandé à téter. »

Une nouvelle étape

Quelles que soient la date et les modalités du sevrage, il engendre obligatoirement la nécessité de repenser la relation à l’enfant « sans la tétée ». C’est d’ailleurs ce qui fait peur à certaines : « Mais comment je vais faire si je ne peux plus allaiter ? »

La tétée, c’était du « tout en un » : nourriture, câlin, proximité physique, antalgique, etc.
Quand les tétées s’arrêtent définitivement, il faut trouver des « remplacements » : une nourriture saine, adaptée et équilibrée ; des modes de soulagement de la douleur ; des câlins, beaucoup de câlins… Comme dit Flore, « il m’a fallu penser à leur faire des câlins : la proximité physique que l’allaitement induisait tout naturellement était à susciter ailleurs, autrement… et il fallait faire un effort pour y penser ! »

Et des câlins sans tétée ne sont pas nécessairement des câlins sans le sein : les enfants sevrés gardent une tendresse particulière pour les seins de leur mère ! Et il n’y a là rien de malsain !

Et puis, quand l’allaitement s’est arrêté, il reste… le souvenir de l’allaitement. Chez la mère, avec « ces innombrables moments de complicité qui resteront à jamais imprégnés dans nos mémoires » dont parle Alexandra. Et chez l’enfant, pour peu qu’il ait tété assez longtemps pour s’en souvenir.
Et cela, c’est vraiment un socle solide pour de bonnes relations entre parents et enfant !

 

[1] La Dépression nerveuse et le corps, 1977.
[2] Le monde jusqu’à hier. Ce que nous apprennent les sociétés traditionnelles, Gallimard, 2013.
[3] La Voie lactée, été 2015, p. 4.
[4] Commentaire sur le site de LLL France.
[5] Une notion développée par Bowlby, qui signifie une intention commune entre les deux partenaires que sont l’enfant et l’adulte, capables d’une intention commune et capables de s’identifier l’un à l’autre, avec possibilité d’abandonner son propre projet quand cela s’avère nécessaire.
[6] « Attachement, allaitement, sevrage : y aurait-il une fonction attachement à l’allaitement ? », Spirale 2014, n° 72, p. 79-91.

 

Image extraite de On a volé mes tétés, de Daphné Dejay.

A propos de l'auteur

Claude Didierjean-Jouveau

Animatrice de La Leche League France, rédactrice en chef de la revue "Allaiter aujourd'hui !" Auteur de plusieurs ouvrages sur l'allaitement, la naissance et le maternage.

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