Peut-on manquer de lait quand on allaite ?

Peut-on manquer de lait quand on allaite ?

Extrait de Les 10 plus gros mensonges… sur l’allaitement (éditions Dangles, 2006)

La peur de « manquer » de lait n’est pas nouvelle. Mais le « syndrome d’insuffisance de lait » semble, lui, de création assez récente.
Il semble être apparu pour la première fois dans un article écrit en 1980 par Judith Gussler et Linda Briesemeister [1] qui (coïncidence ?!) étaient à l’époque employées par les Laboratoires Ross, l’un des plus gros fabricants de lait artificiel aux États-Unis !
Le Dr Arun Gupta, défenseur de l’allaitement en Inde, fait remonter la peur de manquer de lait au début des années 1970, « quand les industries ont commencé à instiller le doute chez les femmes quant à leur capacité à produire du lait » [2]. Là où des efforts d’information et de soutien à l’allaitement ont été faits, cette peur diminue. Au Pérou par exemple, 32 % des femmes citaient le « manque de lait » comme cause d’abandon de l’allaitement en 1991, contre 16 % en 2000. En Suède, c’était 65 % au début des années 1970. À l’époque, seules 7 % des mères allaitaient encore à 6 mois, elles sont aujourd’hui 73 % (dont 40 % d’allaitement exclusif)… [3]
En France, où l’information sur l’allaitement est encore notoirement insuffisante, le « manque de lait » arrive en tête des raisons pour lesquelles on arrête d’allaiter : il est cité par 32,33 % des femmes interrogées dans le sondage de l’Institut des mamans, en 2002.
Alors pourquoi, chez nous, tant de femmes, croient-elles, à tort ou à raison, manquer de lait [4] ?

Les vraies insuffisances de lactation

Commençons par les cas où le manque de lait est réel et s’explique par une cause physiologique.
Il y a d’abord les femmes dont la glande mammaire s’est mal développée dès la vie embryonnaire ou à la puberté (ou a été lésée pendant l’enfance : chirurgie, brûlure…). Une telle anomalie (qu’on peut soupçonner si les seins, déjà petits, ne changent pas du tout de volume en cours de grossesse) est rarissime, et, de plus, souvent unilatérale. Voir Hypoplasie.
Ensuite, cas également très peu fréquent, les femmes atteintes d’un trouble hormonal important (trouble de l’axe hypothalamo-hypophysaire, syndrome des ovaires polykystiques) généralement connu avant la grossesse.
Troisièmement, les femmes qui ont subi une intervention chirurgicale aux seins, surtout s’il s’agit d’une réduction mammaire, où la glande mammaire a pu être lésée, des nerfs et des canaux lactifères sectionnés [5].
D’autres causes peuvent expliquer une insuffisance de la lactation (dépression sévère, hémorragie grave du post-partum, hypothyroïdie non traitée, anémie, grosse fièvre, rétention placentaire, prise d’un contraceptif contenant des œstrogènes…), mais l’un dans l’autre, et d’après une expérience clinique limitée aux pays industrialisés, toutes ces causes purement physiologiques concerneraient au grand maximum 5 % des femmes [6]. On est loin des 32,33 % ! Comment expliquer cette différence ?

Une mauvaise conduite de l’allaitement

Dans l’immense majorité des cas, la cause du manque – réel – de lait n’est pas physiologique, mais tient à la non-compréhension de la base même de la lactation : la loi de l’offre et de la demande, qui fait que plus le bébé tète, plus il y a de lait, moins il tète, moins il y a de lait.
Quand une mère manque de lait dans les premiers temps de l’allaitement, c’est très souvent parce qu’elle a suivi les conseils erronés qu’elle a reçus : mise au sein retardée, séparation d’avec le bébé pour la nuit, limitation du nombre des tétées, limitation de la durée des tétées, respect absolu d’un écart minimum entre les tétées, etc.
Dans la plupart des cas, il suffirait de laisser le bébé téter vraiment à la demande – à condition qu’elle soit assez fréquente [7] – pour voir la lactation augmenter rapidement.

Quand le problème vient de l’enfant

L’allaitement, c’est une activité qui se fait à deux. Quand quelque chose ne va pas, on met toujours la faute sur la mère, alors que le problème peut venir de l’enfant. S’il tète peu et/ou mal, il ne va pas stimuler correctement les seins, ne va pas les « drainer » suffisamment. Résultat : le message enjoignant de faire fabriquer du lait ne va pas bien arriver, et l’on peut aboutir alors à une insuffisance de la lactation.
Ces problèmes de succion peuvent être là dès le début (bébé hypotonique, léthargique, prématurité, trisomie, maladies neuro-musculaires, pathologies de la bouche…), mais, dans la plupart des cas, ils sont créés de toutes pièces par une mauvaise conduite de l’allaitement, notamment le don inutile de biberons de complément qui, chez un certain nombre de bébés, vont entraîner une « confusion sein/tétine » : la façon de prendre le biberon et la façon de prendre le sein étant très différentes, ces bébés n’arrivent pas à gérer les deux, se mettent à mal téter le sein et finissent par « préférer » le biberon qui, de plus, coule presque sans effort.

Les fausses alertes

Il faut aussi parler de tous les cas où la mère et/ou son entourage croient à tort à une insuffisance de la lactation.
Il y a d’abord le bébé qui « réclame » beaucoup, voudrait toujours être au sein, dort peu, etc. Il se peut que la conduite de l’allaitement soit à revoir [8], il se peut que ce soit un bébé « aux besoins intenses » ou un bébé qui a un besoin de succion ou de contact [9] particulièrement fort.
Beaucoup de mères, ensuite, croient qu’elles n’ont plus de lait quand, l’allaitement bien établi, leurs seins redeviennent souples et moins volumineux, et ne coulent plus entre les tétées. Ce qui est un bon signe d’adaptation et un gain de confort, et non pas une baisse de lait !
Enfin, quand les bébés grandissent, ils passent par des périodes qu’on appelle faute de mieux « jours de pointe » (on les a longtemps appelées « poussées de croissance », avant de se rendre compte que les bébés ne poussaient pas particulièrement à ces moments-là) où, de façon brutale, ils se mettent à réclamer le sein beaucoup plus souvent. Ne pas croire, là non plus, que c’est le signe qu’on n’a plus assez de lait [10]. Il suffit généralement de répondre à leur demande accrue pour voir les choses se rééquilibrer en quelques jours.

Ça ira mieux la prochaine fois

Beaucoup de femmes qui ont eu un problème d’allaitement, quel qu’il soit, avec un premier enfant, renoncent à l’allaitement pour les suivants, car elles craignent de rencontrer le même problème.
Pour celles qui ont arrêté l’allaitement par manque de lait (qu’il soir réel ou supposé, et quelle qu’en soit la cause), une étude [11] devrait les rassurer. Elle a trouvé que la production de lait, sept jours après l’accouchement, était plus importante au deuxième enfant qu’au premier (+ 125 ml), et le temps passé à allaiter inférieur de 20 %. Cela confirme ce que l’on savait sur la maturation de la glande mammaire à chaque grossesse et chaque allaitement.

Le lait peut-il ne pas être « assez nourrissant » ?

Tordons le coup à un mythe supplémentaire : celui du lait « pas nourrissant », du lait « trop léger », du lait « comme de l’eau ».
En fait, chez des femmes généralement bien nourries, la composition moyenne du lait reste remarquablement stable [12], même dans les moments où elles se nourrissent mal. Les seules différences qu’on remarque éventuellement, ce sont des teneurs différentes en certaines vitamines et minéraux, et les types d’acides gras présents qui varient selon la diète maternelle, mais cela reste des variations normales [13].
En un mot, il n’y a pas de lait « pas assez riche ». Même des femmes mal nourries produisent un lait de qualité pour leurs bébés [14] ; et même en cas de famine, si la production baisse (et finit par se tarir), les nutriments majeurs du lait ne sont guère modifiés.
Que penser alors des analyses de lait, si en vogue dans les années 1950 et 1960 ? Tout simplement qu’elles analysaient du lait de « début de tétée », particulièrement riche en lactose et pauvre en graisses (contrairement au lait de « fin de tétée »), ce qui explique que le résultat était presque toujours « lait pas assez riche » (c’est-à-dire « pas assez gras »)…
Et savez-vous pourquoi le lait de femme semble si clair, comparé au lait de vache ? Tout simplement parce qu’il est plus pauvre en caséine (et donc beaucoup plus digeste) : cette grosse molécule s’agglomère à ses homologues pour former des micelles qui réfléchissent la lumière en blanc !

Soyez-en persuadé(e)s : quelle que soit sa couleur (il peut être transparent bleuté, blanc, jaune, orangé, vert… !), quel que soit son goût (qui change selon ce que la mère a mangé), quelle que soit sa consistance (clair ou épais), le lait d’une mère est toujours ce qui se fait de mieux pour son bébé [15] !

 

[1] Gussler JD, Briesemeister LH, The insufficient milk syndrome : a biocultural explanation, Medical Anthropology 1980 ; 4 : 145-174.
[2] BFHI News, avril-juin 2001.
[3] Hillervik-Lindquist C, Studies on perceived breast milk insufficiency, Acta Paediatr Scand Suppl. 1991 ; 376 : 1-27.
[4] Sur ce sujet, on lira avec profit l’article du Dr Gisèle Gremmo-Feger, Allaitement maternel, l’insuffisance de lait est un mythe culturellement construit, dans le n° 27 de la revue Spirale, septembre 2003 (éditions Erès). Et aussi à l’adresse : www.co-naitre.net/articles/insuffisance_lait_mytheGGF.pdf
[5] L’allaitement est néanmoins généralement possible, mais nécessitera sans doute de donner des compléments. Voir sur le site de LLL France le dossier Chirurgie mammaire.
[6] Même ce chiffre est contesté par certains, personne ne sachant vraiment d’où il provient et aucune étude n’ayant jamais été faite sur le sujet.
[7] On préfère maintenant parler d’« allaitement à l’éveil » pendant les premiers jours, c’est-à-dire qu’on offre le sein à l’enfant dès qu’il manifeste par des grimaces, des bruits de bouche, des mouvements de lèvres… qu’il est prêt à téter. On n’attend pas qu’il pleure, car certains bébés ne vont pas jusque là, et se laisseraient facilement dépérir en passant sans réclamer d’un cycle de sommeil à l’autre.
[8] Il serait particulièrement important que tous les professionnels de santé en maternité soient formés à reconnaître une succion du sein efficace, et qu’ils en informent la mère avant sa sortie. Il arrive en effet que des bébés « qui sont tout le temps au sein » n’avalent en fait pratiquement pas rien, car ils n’ont pas une succion efficace. Ces bébés sont en danger de déshydratation.
[9] Scénario classique : le bébé s’endort au sein, on le pose dans son berceau, il se réveille presque aussitôt en pleurant et réclame à nouveau à téter. Ne pas croire que c’est parce qu’on n’a pas assez de lait : c’est juste un bébé qui, comme la plupart des bébés, n’aime pas être posé et préfèrerait être porté ! Voir mon ouvrage Porter bébé. Avantages et bienfaits (Jouvence, 2006).
[10] La fausse bonne idée est alors de commencer à tirer son lait pour « vérifier » : quelle que soit la méthode employée, il est classique que les premières fois où l’on tire son lait, on n’obtienne pas grand-chose, voire rien du tout. Le sein étant prévu pour donner du lait à la bouche d’un bébé, il faut un temps d’adaptation et d’apprentissage avant qu’il ne « donne » du lait à un tire-lait. Ne surtout pas en conclure que c’est bien la « preuve » qu’on n’a plus (assez) de lait.
[11] Ingram J et al., Breastfeeding : it is worth trying with the second child, Lancet 2001 ; 358(9286) : 986-7.
[12] Par contre, pour une même femme et un même bébé, la composition peut varier d’une tétée à l’autre, d’un moment de la tétée à un autre, et même d’un sein à l’autre !
[13] Pour en savoir plus, voir Allaiter aujourd’hui n° 64, juillet 2005, Quelques interrogations sur la nutrition de la mère qui allaite.
[14] Mais elles auront peut-être besoin d’allaiter plus souvent. Et beaucoup de petites tétées donneront une quantité globale de lait sur la journée égale aux quelques « grosses » tétées qui correspondent davantage au modèle occidental. Voir l’étude de Brown K et al. (Complementary feeding of young children in developing countries : a review of current scientific knowledge, OMS, 1998) qui montre que la production de lait à travers le monde est très semblable dans les différentes populations, quels que soient le niveau de vie et l’état nutritionnel des mères.
[15] Voir sur le site LLL les très rares contre-indications à l’allaitement.

A propos de l'auteur

Claude Didierjean-Jouveau

Animatrice de La Leche League France, rédactrice en chef de la revue "Allaiter aujourd'hui !" Auteur de plusieurs ouvrages sur l'allaitement, la naissance et le maternage.

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