Le business du maternage proximal

Le business du maternage proximal

Si, depuis dix ans, les pratiques de maternage proximal ont indéniablement progressé dans nos sociétés, le commerce autour de ces pratiques a lui aussi pris de l’ampleur. Ce qui est logique, mais ne va guère dans le sens d’une conscience écologique impliquant lutte contre la surconsommation et le gaspillage, simplicité volontaire et sobriété heureuse…

Je prendrai l’exemple de l’allaitement, qui est sans doute celui que je connais le mieux.
En 1998, j’écrivais dans un éditorial de la revue Allaiter aujourd’hui : « Chez nous, la consommation étant reine, il était hors de question que les femmes allaitantes échappent complètement aux lois du marché. On tente donc de créer un « marché de l’allaitement » en présentant toute une panoplie de gadgets censés être indispensables à la femme qui allaite. Alors que, pour quelques-uns qui sont vraiment utiles dans certaines circonstances bien définies, beaucoup d’autres sont au mieux inutiles et au pire nuisibles. »
Quinze ans plus tard, force est de constater que si les taux d’allaitement ont bien augmenté (passant de moins de 50 % à près de 70 %), le « marché de l’allaitement » s’est lui aussi bien développé. Chaque jour, de nouveaux gadgets apparaissent, qu’on présente aux femmes qui allaitent ou prévoient d’allaiter comme utiles voire indispensables [1] : depuis les crèmes pour « préparer » ses mamelons jusqu’aux capes d’allaitement pour cacher le bébé en train de téter, en passant par les coquillages d’allaitement, les coussinets d’allaitement, les bagues d’allaitement, les colliers d’allaitement, les habits d’allaitement… sans oublier évidemment tous les modèles de tire-lait.

L’exemple des États-Unis

Le tire-lait, parlons-en. Il est bien sûr utile, voire indispensable [2], dans certains cas bien précis : lancer et entretenir la lactation quand le bébé ne peut pas (encore) téter, permettre à l’enfant séparé de sa mère pour une raison ou pour une autre de recevoir du lait maternel.
Mais aujourd’hui, on a un peu l’impression qu’allaiter implique obligatoirement l’acquisition d’un tire-lait. Certaines maternités n’hésitent pas d’ailleurs à le mettre dans leur liste des choses à apporter.
Et ce n’est rien à côté de la situation aux États-Unis où, rappelons-le, il n’y a toujours pas de congé maternité rémunéré au niveau national [3]. Du coup, la plupart des femmes reprennent le travail alors que leur bébé n’a que quelques petites semaines. Mais comme, dans le même temps, les études sur les bienfaits du lait maternel se multiplient [4], et que les mères veulent en faire bénéficier leur bébé, eh bien… elles tirent leur lait au travail. D’où la nécessité du tire-lait [5].
D’autant que, depuis l’Affordable Care Act (ACA) [6], les frais relatifs à l’achat ou à la location d’un tire-lait doivent être remboursés par les compagnies d’assurance privée et par le Medicaid [7]. Une mesure souhaitée et à coup sûr applaudie par les fabricants et les vendeurs de tire-lait. Et beaucoup plus intéressante pour eux que la mise en place d’un congé maternité payé !
Les analystes prévoient que dans les années qui viennent, le marché des tire-lait et autres accessoires d’allaitement connaîtra, aux États-Unis, une croissance de près de 6 % par an. Au niveau mondial, il devrait atteindre en 2020 1,2 milliard de dollars pour les tire-lait et environ le double pour les accessoires [8]. Sachant que les États-Unis représentaient, en 2013, 63 % de ce marché.

Le produit plutôt que le geste

Cela participe d’un mouvement plus général qu’analyse très bien Courtney Jung dans son essai Lactivism [9] : l’hypervalorisation du produit (le lait humain) au détriment du geste (allaiter son bébé). Human milk feeding (alimentation au lait humain) au lieu de breastfeeding (allaitement au sein). Alors que l’allaitement, on le sait, c’est bien plus que la simple absorption de lait, et que bien des bénéfices de l’allaitement tiennent sans doute plus à la tétée au sein qu’au produit [10].
D’autant que si c’est uniquement le produit qui importe, pourquoi ne pas chercher à s’en procurer d’une manière ou d’une autre si l’on ne peut pas (ou qu’on n’a pas envie de) le produire soi-même ?
D’où le développement, là aussi surtout aux États-Unis, d’un marché du lait de femme [11]. Autant, dans une société où l’allaitement est la norme, le cross nursing (le fait d’allaiter à l’occasion d’autres enfants que les siens) a toujours existé, autant le fait de se procurer du lait (gratuitement ou en le payant) venant de femmes qu’on ne connaît pas personnellement (cela se fait souvent par Internet), avec les risques de fraude et sanitaires que cela comporte, cela pose question.

Professionnalisation

Acheter un matériel, le tire-lait. Acheter un produit, le lait de femme. Et aussi acheter un service, l’aide d’une consultante en lactation.
Que les femmes qui veulent allaiter aient souvent besoin d’aide et de soutien, nul ne le contestera. Surtout pas une animatrice de La Leche League comme moi ! Mais le soutien entre pairs, c’est une chose. Autre chose est de faire appel à une professionnelle qu’on paye, parfois fort cher. Toujours aux États-Unis, où l’on compte des milliers de lactation consultants, on a sa consultante en lactation comme on a son tire-lait. D’autant que l’Affordable Care Act prévoit également le remboursement de quelques consultations (sinon, cela peut atteindre 600 dollars la visite… qui a dit que l’allaitement était gratuit ?!).
Et cette marchandisation, on la retrouve dans toutes les pratiques du maternage proximal.
Cododoter, oui. Mais il faut un lit ou berceau cododo, qui coûte fort cher et finira par servir uniquement d’étagère, car le bébé le quittera régulièrement pour se rapprocher du corps de sa mère…
Porter son bébé, oui. Mais il faut absolument le faire avec tel porte-bébé et pas un autre. Et il faut aussi avoir suivi un cours de portage, car comme l’aurait dit une « prof de portage », « mieux vaut ne pas porter que mal porter bébé » (sic). Les mamas africaines avec leur pagne doivent bien rigoler…

Dans les années 1950, le docteur Grantly Dick-Read écrivait : « Le nouveau-né n’a besoin que de trois choses : la chaleur des bras de sa mère, le lait de ses seins, et la sécurité de sa présence. » Que dirait-il s’il revenait aujourd’hui ?!

 

[1] Pour un point sur le matériel autour de l’allaitement, ce qui est utile, inutile ou nuisible, voir sur le site de LLL France : Le matériel autour de l’allaitement
[2] Quoique… on peut très bien tirer son lait à la main. Cela s’apprend facilement et très vite.
[3] Quelques États, dont celui de Californie, accordent un congé postnatal rémunéré de six semaines.
[4] Même s’il en existe, les recherches sur l’intérêt de la tétée au sein sont beaucoup moins nombreuses.
[5] Lactivism. How Feminists and Fundamentalists, Hippies and Yuppies, and Physicians and Politicians Made Breastfeeding Big Business and Bad Policy, Courtney Jung, Basic Books, 2015.
[6] Fiche Wikipedia sur le Patient Protection and Affordable Care Act
[7] Breastfeeding benefits : « Your health insurance plan must cover the cost of a breast pump. It may be either a rental unit or a new one you’ll keep. » Ces avantages risquent de disparaître sous l’ère Trump…
[8] Breast Pump Market Size to Reach $1.2 Billion by 2020
[9] Lactivism: How Feminists and Fundamentalists, Hippies and Yuppies, and Physicians and Politicians Made Breastfeeding Big Business and Bad Policy, Basic Books, 2015.
[10] Voir The Unseen Consequences of Pumping Breast Milk, par Olivia Campbell.
[11] Ainsi que le recrutement de nounous qui allaitent. Wet nurses, le retour…

 

Cet article est paru dans le n° 60 de Grandir autrement, 2016.

A propos de l'auteur

Claude Didierjean-Jouveau

Animatrice de La Leche League France, rédactrice en chef de la revue "Allaiter aujourd'hui !" Auteur de plusieurs ouvrages sur l'allaitement, la naissance et le maternage.

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